liam & appie
# 4832 Lemon Street. La blonde arqua un sourcil, sceptique. Rien ne laissait deviner dans le mode de vie de Liam Stanfield qu’il avait du lutter contre une dépression. Superbe baraque, herbe soigneusement tondue, arbres élagués, une nouvelle femme –d’après les racontars-, il ne manquait plus que le gosse jouant dans le jardin et le petit chien casse-pied pour clore le tableau de la parfaite famille américaine. Mais à défaut d’avoir le toutou insupportable, Liam avait une voiture à la hauteur de toutes les espérances, et qui le comblait certainement tout autant, sinon plus, que les aboiements incessants d'une boule de poils. Une magnifique Range Rover était garée le long du trottoir, un colosse parmi les autres. Un luxueux moyen de locomotion qui se mêlait avec harmonie aux Mercedes et aux Ferrari de cette banlieue riche. Blanche, reluisante, flamboyante sous le soleil agressif de Miami. Si propre que l’on pouvait presque contempler son reflet sur la carrosserie lustrée de ce monstre de mécanique. Appoline, enfoncée dans le siège déchiré de sa Chevrolet d’occasion jaune fluo, ne pouvait détacher son regard de l’engin qui semblait la narguer. Cet ogre faisait passer son tacot pour un petit troll de rien du tout. Mais ça, Appie s’en moquait éperdument. Tant que ça roulait, ça lui convenait. Elle passa près de cinq minutes ainsi, immobile, à fixer le domicile du jeune homme tel un flic en planque qui guette son dealer de drogues. Ce fut un tic qui signala que l'heure n'était plus à la contemplation, le coin droit des lèvres maquillés de rouge qui se souleva en un demi sourire qui ne présageait rien de bon. Quiconque connaissant un tant soit peu la blondinette aurait couvert son visage de ses mains, aurait hurlé « sauve qui peuuuuut », aurait couru se réfugier derrière une haie bien taillée, se serait même jeté dans la première benne à ordures, à la simple vue de ce rictus méprisant qui flottait sur son visage poupin. Appie venait d’être traversée d’un éclair de génie. Le genre d’éclair qui ne vous laisse aucune chance, qui vous foudroie et vous secoue pour vous laisser inerte au milieu d’un champ de maïs. Mort. La main droite de la jeune femme passa tranquillement la marche arrière, avec autant de sérénité que si elle se préparait à enfoncer des cookies dans son four, son regard se tournant vers la vitre du fond tandis que son véhicule reculait. Au bout d’une centaine de mètres, elle s’assura que personne ne lorgnait dans sa direction, qu’aucun voisin curieux ne promenait son chien sur les trottoirs d’Ocean Grove. Avec un petit mouvement de la tête qui traduisait sa satisfaction, elle repassa la marche avant et enfonça son pied sur la pédale de l’accélérateur jusqu’à heurter le plancher. Son véhicule bondit en avant dans un soubresaut inattendu, une étincelle de folie venant faire chavirer le bleu de ses yeux. A cet instant précis, n’importe quel psychiatre compétent l’aurait immédiatement enfermée dans un institut spécialisé pour crise de démence. Il y avait parfois, effectivement, de sérieuses questions à se poser à propos de sa santé mentale.
20 . . . 30 . . . 40 . . . 45 kilomètres/heure fut la vitesse qu’elle atteignit une fraction de seconde avant la collision, les mains crispés sur le volant et les paupières closes, priant pour que l’air bag ne lui perfore pas les tympans, que sa ceinture ne l’étrangle pas, que le moteur ne prenne pas feu. Finalement, était-ce une idée si brillante ? Trop tard.
BOOM. Un bruit de tôle froissée, un gémissement. Une colonne de fumée s’élevant du véhicule de la jeune femme blessée dont la tête reposait sur le volant. L’air bag ne s’était pas déclenché en fin de compte, probablement car elle n’avait pas pris soin de décélérer juste avant l’impact. La ceinture était toujours à sa place, et à priori son odorat ne repérait aucune senteur alarmante témoin d’une explosion imminente. Après tout, le choc n’avait pas été si terrible malgré sa brutalité. Comme le disaient souvent les victimes d’accident : plus de peur que de mal. Même si en vérité, la crainte n’avait pas trouvé sa place parmi la démence, le désir de vengeance, l’adrénaline, et autres émotions tordues qui l’avait habitée pendant l’exécution de son plan diaboliquement ingénieux. L’habitant des lieux ne pourrait ignorer le carnage devant sa porte. Il avait inéluctablement perçu les bruits d’agonie. Et, en preux chevalier –et médecin de métier- qu’il était, il s’interdirait de laisser une pauvre victime souffrir dans son véhicule. C’était une méthode bien plus excitante que de sonner à sa porte afin de se présenter. Pf, quel intérêt. Quoi de plus jouissif que de détruire sa belle Range Rover au passage, histoire d’obtenir une satisfaction personnelle. La seule faille de cette stratégie digne d’un grand général tenait en quatre mots. Et s’il était absent ? Flûte. Appie n’y avait pas même songé. Parce qu’elle avait vu sa voiture, elle avait immédiatement déduit que le chirurgien était en train de siroter une bière devant un match de foot. La belle affaire, ne manquait plus que le bougre ait décidé de marcher jusque chez un ami pour siroter une bière devant un match de foot . . . Cette inquiétante alternative s’installa tel un cancer, la dévorant de l’intérieur, tandis qu’elle attendait ce secours qui s’éternisait. Mais quelle crétine, auraient crié les mieux informés. Pourquoi diable risquer sa vie en emboutissant la bagnole d'un pauvre voisin ? Parce qu'il fallait que les choses aient l'air vrai. Bien entendu elle avait songé à envoyer sa voiture à l'attaque, puis monter à l'intérieur comme si de rien n'était, mais pensez-vous réellement qu'elle ait prévu le maquillage spécial "je viens d'avoir un accident" ? Cette acte n'avait pas été prémédité. Enfin . . . Cela dépend de ce que vous appelez prémédité. Toussotant bruyamment, Appoline s’attela à défaire sa ceinture, les sourcils froncés par l’effort que cela demandait. Une fois délivrée de ce lien après une longue minute de travail, elle tenta d’atteindre la poignée de la portière en vain. Sa main gauche tremblait tellement qu’elle était incapable d’obéir avec précision aux ordres de son cerveau. Au moins elle n’aurait pas besoin de feindre la partie physique, c’était toujours ça.
Un bruit de pas précipités parvint enfin à ses oreilles tandis qu’elle tirait la poignée vers elle, son visage se crispant en une grimace de douleur parfaitement simulée, digne des acteurs les plus talentueux d'Hollywood. D’une petite voix fébrile, elle parvint à articuler quelques mots entre deux gémissements. «
S’il vous . . . aidez . . . moi. » Ses bras poussèrent la portière qui s’ouvrit sans difficulté, son corps basculant vers l’avant comme si elle était sur le point de tomber, se rattrapant au dernier moment d’une terrible chute. «
Sortir. De là. » Ses doigts longilignes s'agrippèrent au toit de sa Chevrolet, ses pieds touchèrent un instant l'asphalte brûlant, un semblant de victoire qui se brisa aussitôt. Appoline s'écrasa au sol comme une crêpe, avec autant de grâce qu'un docker en tutu. Les lèvres de la blonde se tordirent un instant, la jeune femme ne pouvant retenir le rire cristallin qui, venant de ses entrailles, s'éleva de son corps meurtri. Adieu la crédibilité. Mais il fallait dire qu'il y avait vraiment quoi se fendre la gueule en l'observant, folle furieuse ayant intentionnellement provoqué un accident dans lequel elle était la seule victime, et désormais aussi impuissante qu'une grosse baleine échouée sur la route. Tout réalisateur connaissant son métier lui aurait immédiatement montré la sortie, mais Liam n'était qu'un homme parmi les autres, et serait certainement trop bouleversé par l'accident pour remarquer qu'elle surjouait légèrement. Trop occupée à tout ce cinéma, Appie n’avait prêté aucune attention au liquide visqueux qui coulait le long de sa joue depuis son cuir chevelu, ainsi qu’à la blessure qui fendait sa lèvre inférieure. Des dommages collatéraux qui ne rentraient pas vraiment dans le plan initial. Car si tout cela n'était qu'une mise en scène, les conséquences étaient malheureusement bien réelles . . . Reprenant ses esprits elle cessa de s'esclaffer, en espérant que cette petite crise passagère serait associée au choc post-traumatique provoqué par ce malencontreux accrochage. L'unique question qui pouvait subsister dans les esprits était : pourquoi ?