Felix était prête depuis une bonne vingtaine de minutes, pourtant. Mais elle était toujours coincée chez elle, fourrageant dans ses affaires avec un petit air agacé qu’elle n’affichait que chez elle, à l’abri des regards. Il n’y avait qu’une fois certaine que personne ne pourrait la voir qu’elle laissait son visage se métamorphoser, abandonnant son aspect impassible pour laisser entrevoir des émotions. Beaucoup la trouvaient bizarre. Tous, ou presque, fronçaient les sourcils à la vue de ce petit bout de femme filiforme qui arpentait les rues avec un look débraillé. Des pantalons noirs troués et usés jusqu’à la corde, Felix en possédait plein son armoire. Ses hauts se résumaient le plus souvent à des t-shirts informes qui dissimulaient sa poitrine menue, lui donnant un côté androgyne peu élégant. Ses cheveux, le plus souvent lâchés, étaient ternes, trop longs, parfois sales. Une apparence négligée qui n’était pas innocente, mais pas travaillée non plus. C’était plus le résultat d’une réaction allergique à son enfance, où elle devait toujours être apprêtée, enfilant des robes, des petites chaussures vernies, des bas aux douces couleurs pastel. Felix avait supporté cet accoutrement pendant une bonne partie de sa courte existence et puis on l’avait sciemment écartée de cette voie, à son plus grand bonheur – qu’elle n’afficherait pas, évidemment – parce qu’elle était trop étrange, parce qu’elle attirait invariablement les interrogations et parce qu’elle n’arborait pas la prestance qui aurait dû être sienne, simplement parce qu’elle était née dans cette famille-là, et pas une autre. Finalement, c’était bien qu’elle échoue – parce qu’aux yeux de ses parents, elle écopait réellement d’une punition, d’une honte qui devrait peser sur ses épaules alors que pour l’adolescente, il s’agissait de la voie qui s’ouvrait devant elle, la voie de la liberté – dans cette maison. Au moins, elle pouvait y faire et y porter ce qu’elle voulait. Raison pour laquelle il régnait un bordel monstre au rez-de-chaussée comme à l’étage. Raison, aussi, pour laquelle elle était toujours à l’intérieur, à retourner les coussins des canapés à la recherche de son carnet.
Enfin, après avoir fouillé la pièce de fond en comble, Felix s’arrêta. La couverture tachée d’encre venait de lui apparaitre. Il avait suffit qu’elle soulève son écharpe colorée pour trouver son objet fétiche. Abimé, les bords recroquevillés, les pages froissées, il avait vécu bien des aventures avec elle. Elle le possédait depuis tant d’années qu’elle ne savait même plus si un objet avait compté autant à ses yeux que celui-là. Il n’avait pourtant rien d’extraordinaire et son contenu n’était pas plus original puisqu’il s’agissait de croquis sombres et mélancoliques qu’elle traçait à longueur de journées sur les pages jaunâtres. Mais elle le considérait presque comme un ami. Chaque fois qu’elle avait ressenti le besoin de s’évader de la réalité, elle avait ouvert le carnet, avait attrapé le crayon qui était attaché au bout d’une ficelle et s’était mise à dessiner tout et n’importe quoi. Elle ne possédait pas de don particulier pour le dessin, mais les lignes qu’elle traçait lui étaient familières, c’était comme écrire un journal intime, sauf qu’elle était la seule à en comprendre le sens. Quiconque le lui aurait volé n’aurait rien trouvé de gênant parmi ces gribouillis et aurait rapidement abandonné sa quête. C’était probablement pour cela qu’elle l’avait tenu si longtemps.
Satisfaite d’avoir mis la main sur le fameux carnet, elle le fourra dans son sac et balança la lanière de celui-ci sur son épaule avant de se diriger vers la porte. Personne ne viendrait ranger dans son sillage mais cela lui importait peu. Elle vivait seule, après tout, et c’était toute la magie de cette maison. Son apparition sur le porche de la maison fut légèrement ralentie par les rayons de soleil aveuglants qui la forcèrent à s’arrêter pour permettre à ses yeux de s’habituer. Elle mit quelques secondes à voir le paysage se former devant elle. Les maisons alentours, toutes semblables, toutes coquettes, la firent grimacer. C’était bien une chose à laquelle elle ne parviendrait pas à s’habituer : l’aspect proche de la perfection de ce quartier. Il était ennuyeux, morose et les sourires des gens ne lui inspiraient aucune confiance. Mais, de toute façon, des sourires, elle n’en récoltait pas beaucoup sur son passage pour la simple et bonne raison qu’elle n’inspirait chez autrui que méfiance et curiosité. Comme chaque jour, elle traverserait les rues, les écouteurs enfoncés dans les oreilles, les mains dans les poches, la démarche vive et assurée, sans se soucier des réactions qu’elle pouvait susciter de par son look et son attitude. Elle descendit les marches et atterrit sur le chemin qui menait vers le portillon avec la souplesse d’un félin. Un mouvement sur le côté attira son attention, une demi-seconde, tout au plus, pour découvrir un homme qui quittait lui aussi le jardin voisin, probablement pour se rendre au travail. Felix s’immobilisa, n’ayant aucune envie de franchir le portail en même temps que son voisin. Elle ne remarqua qu’une poignée de secondes plus tard l’autre silhouette qui se trouvait là, visiblement affairée. Si Felix n’était pas de nature à s’intéresser aux autres, elle ne put résister à l’envie de s’approcher du buisson qui l’empêchait de voir convenablement l’autre personne. Elle écarta une branche pour mieux découvrir le visage de la nouvelle résidente et elle observa un instant celle-ci. La jeune femme observait l’homme qui s’en allait, mais elle n’avait pas le visage familier de la parfaite petite femme au foyer qui observe fièrement et chaleureusement son mari s’en aller en lui souhaitant une bonne journée. Il y avait, au contraire, une ombre sur les traits fins et féminins, une ombre qui laissa Felix suffisamment songeuse pour oublier de faire preuve d’un peu plus de discrétion et quand les yeux de sa voisine se posèrent par hasard sur elle, Felix relâcha machinalement la branche et recula d’un pas. Elle se maudit un instant d’avoir été aussi distraite et c’est avec l’objectif de s’évaporer dans la nature qu’elle reprit le chemin du portail, se contrefichant cette fois de croiser quelqu’un sur le trottoir.